De retour sur le label qui l’a découvert, Yonathan Avishai célèbre une décennie de collaboration fertile avec le trio qu’il forme avec Yoni Zelnik à la contrebasse et Donald Kontomanou à la batterie. Avec des talents de peintre des notes ou de sculp- teur des sons, le pianiste magnifie dans “Shapes and Sounds” tout ce qui a fait la force de son style et de sa réputation : une manière de jouer avec les formes et les sonorités du jazz, à partir d’éléments ramenés à leur quintessence. Un disque de beauté pure, par l’un des pianistes les plus touchants du jazz actuel
Qui connait Yonathan Avishai sait qu’il considère la musique comme un lieu d’émerveillement, et le trio comme le véhicule le plus adapté à faire jaillir les éclats de beauté et les fulgurances qu’il appelle de ses vœux. Cela fait plus de dix ans désormais que celui qu’il forme avec le contrebas- siste Yoni Zelnik et le batteur Donald Kontomanou pros- père fidèlement et creuse un sillon dont il extrait, avec au- tant de minutie que d’excitation, sans empressement mais sans détour, des pépites musicales. Une décennie après avoir publié chez jazz&people l’acte de naissance phono- graphique de ce groupe en 2014, Yonathan Avishai fait re- tour sous notre étiquette avec un album dont le titre, après
« Joys and Solitude » paru chez ECM en 2019, repose à nouveau sur un appariment de mots, « Shapes and Sounds », dans lequel on peut déceler, une fois encore, un condensé esthétique personnel.
Il n’est pas passé inaperçu du public comme de la critique que Yonathan Avishai a développé une manière d’envisager la musique très singulière, la considérant non comme un lieu de démonstration virtuose mais comme une sorte d’atelier où s’exerce une manière — à certains égards intuitive — de l’art des sons. En ce lieu, le geste du pianiste et de ses partenaires permet de façonner une matière fertile dont les éléments — polis, pétris, assemblés, façonnés — permettent de créer des formes, à la sobriété ou la simplicité apparente mais profondément sensible. Comme pour mieux aller au cœur des choses et atteindre la matière vibrante du jazz, le pianiste donne souvent l’impression de s’attacher aux constituants primordiaux de la musique — la répétition d’une note, le son d’une cymbale, l’allant du swing, un ostinato de contrebasse, l’esprit pénétrant du blues — et de les considérer dans leur dépouillement comme les éléments à partir desquels édifier sa musique. On lui prêterait volontiers des gestes de sculpteur tant il semble vouloir capturer la matière de la note, non pour la faire briller mais pour lui donner son évidence, ou pétrir la glaise d’un accord pour en trouver la parfaite résonance. Tel un Brancusi du piano, il manifeste cette tentation de l’épure et de la répétition, se débarrassant du superflu pour aller vers un geste qui magnifie les lignes qui semblent dessiner le silence autour d’elles, comme une leçon héritée de Thelonious Monk, Abdullah Ibrahim, Duke Ellington, Count Basie ou Ahmad Jamal, quelques-uns des noms qui figurent à son panthéon. Porté par une même conscience du temps et de l’espace, le trio dans sa dynamique amplifie cette sensation en donnant l’impression d’épouser pleinement cette manière de faire. Ce n’est pas pour rien que le premier titre de ce disque (Musicians!) est une célébration de ceux qui ont choisi le si beau métier de musicien.
Car faire de la musique est bien un métier, comme celui d’un artisan qui utilise chaque jour les mêmes instruments et re- noue avec la précision de gestes assurés par la pratique. De- puis de nombreuses années pilier discret mais déterminant du Avishai Cohen Quartet, Yonathan n’a pas d’autres préten- tions, animé d’une modestie qui n’est pas feinte, abordant le clavier avec l’humilité de ceux qui cherchent l’or des notes. Dans son piano coule toutes les sources qui ont fait vivre la grande rivière du jazz, rappelant que le temps ne semble pas avoir de prise sur le pouvoir de cette musique.
Dans le monde désenchanté qui est le nôtre, où les hommes se déchirent plus qu’ils ne savent s’aimer, ce monde tragique où quelques douloureuses secondes peuvent durer une éternité (The Longest Seconds), les musiciens ont ce pouvoir rare et précieux d’apaiser un peu nos âmes et de nous montrer une voie : celle d’une tolérance et d’une co- habitation heureuse, celle de créer des moments hors du discours ou de la représentation, dans une communauté créative dont on ne célèbre pas assez la valeur ni l’exemple. Est-ce une coïncidence si, parmi les titres au programme de ce disque, deux font allusion au sourire ? The One Who Smiles, de Yonathan Avishai, et When You’re Smiling, cette chanson popularisée par Louis Armstrong, emblématique de la capacité de résilience du musicien. Si la musique possède — comme en ont été convaincus tant de musiciens de jazz, de Mary Lou Williams à Pharoah Sanders — un pouvoir de guérison, elle a assurément la capacité à nous aider à nous figurer le bonheur. Elle nous ouvre des perspectives spirituelles (Prayer) ; elle peut contribuer à faire de nous des hommes meilleurs (The Best Intentions). Et si nous sommes parfois atteints par l’état désespérant du monde (La Mélancolie, chanson de Léo Ferré en clôture de l’album), Yonathan Avishai, par l’évidence et la force tranquille de sa musique, nous rappelle que le jazz continue de nous fournir des raisons d’espérer.
Yonathan Avishai, piano // Yoni Zelnik, contrebasse // Donald Kontomanou, batterie
Concerts à venir
03 Dec 2024 | Yonathan Avishai // Paris, Studio de l’Ermitage- |