Qu’est-ce qui fait que nous aimons tant YES! TRIO ?
Est-ce parce que ce groupe incarne, de façon contemporaine, tout ce qui nous touche dans l’histoire de la musique de jazz sans donner l’impression de vouloir la reproduire mais bien de la faire vivre ? Est-ce parce que les personnalités associées dans ce trio sont, sur le papier, si dissemblables qu’on aime voir dans leur association durable (trente ans) un exemple de ce que le grand Max Roach — qui fut l’un des mentors d’Ali Jackson — appelait « une forme musicale extrêmement démocratique » ? Est-ce parce que leur amitié durable nourrit leur musique et que leur musique se nourrit de leur amitié, de manière exemplaire ? Yes! Trio, rappelons-le, réunit trois musiciens que peu de choses prédisposaient à se rencontrer et à s’entendre : un batteur, ALI JACKSON, JR., fils de jazzman converti à l’islam qui enregistra avec John Coltrane, issu d’une famille africaine-américaine de musiciens de Detroit ancrée au cœur de l’histoire du jazz, repéré à 12 ans par Wynton Marsalis en personne comme une pépite de batteur, formé par Oliver Jackson alias Bop’s Jr. (son oncle), Max Roach et Elvin Jones, qui fut pendant plus d’une décennie la cheville ouvrière du Jazz At Lincoln Center Orchestra, le navire amiral de Marsalis ; un contrebassiste israélien, OMER AVITAL d’ascendances yéménite et marocaine, idéaliste et hippie, qui s’expatria par amour du be-bop aux Etats-Unis tout en se nourrissant d’allers-retours sur sa terre natale où il a assimilé les traditions musicales du Maghreb et du Proche-Orient, appris à jouer du oud et cofondé le groupe Yemen Blues; un pianiste de Boston, AARON GOLDBERG né dans une famille juive intellectuelle, de parents scientifiques, ayant fini par se consacrer au jazz au terme, pourtant, d’études brillantes à l’université de Harvard dont il est diplômé en Histoire et Science de l’esprit, démocrate affiché et esprit aiguisé.
Ces trois destinées ont convergé au début des années 1990 à New York, dans un club en sous-sol, Smalls, qui fut pour toute une génération un véritable foyer créatif. A la tête de différentes formations, en particulier un septet à quatre saxophones, Omer Avital fut l’un des piliers du lieu. Ali Jackson y a trainé ses cymbales à maintes reprises ; Aaron Goldberg s’y rendait pendant l’été, dès qu’il quittait les bancs de sa prestigieuse université. C’est dans cette émulation d’une génération avide de jouer le jazz, au contact tout aussi bien de la nouvelle vague de musiciens que des grands créateurs de cette musique alors encore en vie, que ces trois musiciens ont noué leur amitié. Leur trio est né de ces rencontres innombrables, des bœufs au cœur de la nuit, de cette communauté d’esprit qui voulait garder la flamme du jazz vivante, en prolongeant le geste de ses ainés. Il continue de vivre de cette fougue, de cet amour du swing, de cette soif de jouer qui ont irrigué leur jeunesse. Plus fort que leurs différences, leur attachement au jazz a soudé leur rythme intérieur, a forgé leur esprit de corps, et a assis l’autorité avec laquelle ils jouent cette musique. Une autorité de maîtres, qui tient autant aux leçons des anciens qu’à la capacité à les adapter à leur siècle.
SPRINGS SINGS n’illustre pas autre chose. Ce disque (le troisième que le trio ait enregistré) fait entendre trois musiciens en parfaite osmose, qui respirent ensemble, s’écoutent et se complètent, mènent avec subtilité cet art de la conversation qui est au cœur du jazz. Ils inventent de la musique, ils la chérissent autant qu’ils jouent avec elle. Leur musique est animée par la pulsation vitale du swing mais elle s’en échappe parfois pour se marier aux claves latines ou frayer avec les mètres impairs. La précision des architectures à la Ahmad Jamal y voisine avec l’esprit vif argent de Chick Corea ; le shuffle de la Blues March des Messengers resurgit au cœur des tambours avec un drive irrésistible ; deux grands standards nous rappellent l’attachement de ces musiciens à ces mélodies intemporelles et leur capacité à inlassablement les remodeler ; l’Orient se dessine au loin, telle une rêverie ellingtonnienne, quand ce ne sont pas les harmonies de Claude Debussy qui viennent iriser une mélodie ; les balais se font caresses d’une chanson aux accents de saudade ; les glissando de contrebasse sont des traits d’esprit d’un conteur sans pareil ; une seule note de piano répétée (leçon de Monk) suffit parfois à nous tenir en haleine ; le tambourin est le signal qui nous entraine vers les ultimes réjouissances d’un album qui ne cède à aucune facilité et ne se prive jamais d’être heureux.
Comment pourrions-nous ne pas aimer YES! TRIO ?
A propos de Ian Johnson, auteur de la couverture : Né à Syracuse, NY, en 1979, Ian Johnson est artiste et illustra- teur. Il crée des portraits, majori- tairement inspirés par les musi- ciens de jazz des années 1940 à 1960, dans lesquels il explore la relation entre le caractère spontané du jazz et la structuration physique des formes humaines. Il est le directeur artistique de la marque de skateboards Western Edition, dont une grande partie de la production est inspirée par le jazz. Il vit et travaille à San Francisco.
Ali Jackson, batterie // Aaron Goldberg, piano // Omer Avital,contrebasse // Alban Sautour, prise de son // Ian Johnson, illustration de couverture